samedi 28 janvier 2012

Dimanche

Dimanche après-midi à Kassa, pour la première fois à nouveau depuis vingt cinq ans. Avec dans l’air l’odeur lourde de la souffrance épaisse, la souffrance de l’enfance. Cette tristesse et cette désespérance, la nervosité enfantine des dimanches, la semi obscurité des cafés, au milieu des cartes postales, comme autrefois dans la chambre d’enfant dominicale, quand le précepteur était parti et que nous étions restés seuls avec la scie, les livres de Jules Verne et le jeu de construction … Quelque part on joue aussi maintenant du piano. Il pleut. Dans la rue sous la fenêtre flânent en chantonnant des filles slovaques et des garçons hongrois en uniforme. Cette désespérance est profonde comme le temps, et aucun évènement extérieur ne peut la dissoudre. Le dimanche après-midi j’avais toujours envie d’aller au cirque. Toute la souffrance de l’enfance me tombe dessus et me terrasse dans ces heures ; le monstre, le monstre de l’ennui et l’attente terrifiante rode encore aujourd’hui dans ces maisons, derrière les fenêtres, sous ces portes cochères … Et ce qui est peut-être le plus triste : il n’y a plus de cirque dans ce monde dont j’ai encore envie de voir les numéros.
Extrait de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner


jeudi 26 janvier 2012

Sándor Márai parle de "La soeur" dans son journal

Au milieu de soldats kirghizes et mongoles traînaillant et sous le tonnerre de feu qui vient de Budapest, complètement lessivé et pourtant avec une totale concentration, j’écris la suite de « La sœur ». Ce n’est peut-être pas convenable d’avoir ce comportement pour une personne « sensible et compatissante » ; mais je ne peux rien faire d’autre, je ne suis qu’un homme.
plus loin
Les dernières pages de « La sœur ». Ce serait pourtant bien de répondre à la question, de ce qu’est la maladie. Car « ordre du monde blessé » et « dieu malade » ne sont que des mots.
Je n’ai pas de réponse. Certainement la maladie est une posture : plus exactement le manque de posture. Un jour l’homme devient lâche ou stupide ou pèche, et alors il tombe malade. Pourtant ça ne peut pas s’analyser. Il y a des maladies qui guérissent parce qu’on les traite. Et il y a des maladies que l’on ne traite pas et qui pourtant guérissent. Et il y a des maladies qui guérissent malgré le traitement. Et il y a des maladies dont nous n’apprenons jamais pourquoi elles guérissent, grâce ou malgré le traitement. Il faudrait disposer de deux exemplaires de chaque malade – traiter l’un et l’autre pas –, pour être fixé.
Je crois que la maladie, pour une grande partie, est une auto-punition ; puis de la lâcheté ; et pour finir expression de panique, cette panique qui saisit l’homme de temps en temps dans le chaos terrible de l’être.
plus loin encore (il raconte la même anecdote dans "Mémoires de Hongrie" mais sans faire allusion à "La soeur")
A midi, visite d’un groupe de russes. Des officiers. Ils sont six, ne demandent pas à manger, ni à boire, s’entretiennent amicalement. Ils regardent les livres, se renseignent si j’aurais aussi des livres russes. L’un d’eux prend l’édition allemande d’un roman de Tolstoï ; leur chef, un major moscovite, dit d’un ton sévère que des troupes allemandes et hongroises ont dévastés Iasnaïa Poliana. Ils s’intéressent à ma machine à écrire, le major se penche sur mes manuscrits et me prie de lui donner quelques doubles de mon manuscrit en souvenir ; il reçoit quelques pages de « La sœur » et le range précautionneusement dans son porte-carte. En prenant congé il dit : « Ecrivez qu’un major russe est venu ici et qu’il ne vous a rien fait de mal. ». Je l’écris.
Extraits du journal de l'année 1945 d'après la traduction allemande de Clemens Prinz
(Sándor Márai, Unzeitgemäße Gedanken, Tagebücher 2, 1945 / Piper Verlag, 2009) 

samedi 14 janvier 2012

Le Globe

Au coin de la table de travail, il y a le gros globe qui montre le visage géographique du monde ; cet emprisonnement émouvant et cette grande immensité qu’est le monde.
Je ne joue plus maintenant que rarement avec le globe, ne le tourne plus si souvent, ne touche plus l’Afrique et l’Amérique du sud du bout des doigts, il ne mugit et n’appelle plus et ne me fait plus mal, le monde. Parfois je regarde presque déjà indifférent la boule terrestre. L’homme apprend petit à petit qu’il était le maître du monde, lui comme chacun, et que c’était à lui de savoir quoi, combien et comment il s’était approprié quelque chose de ce bien commun. Je n’ai aucun motif d’accuser quelqu’un, la terre m’a aussi appartenu. Et qu’en ai-je fait ? Misérablement peu. Aussi est-il plus raisonnable de ne pas jouer avec le globe aussi follement que les conquérants et les insatiables, mais de regarder autour de moi, dans cette pièce qui mesure cinq mètres sur six et qui est autant le monde que l’Afrique et pas moins dangereux, infini et aventureux.
Extrait, de "Ciel et terre", d'après la traduction en allemand de d'Ernö Zeltner

lundi 2 janvier 2012

Bilan

BILAN
Je ferme les yeux et je regarde rapidement en arrière sur l’année écoulée.
La récolte a été moyenne. Je pense naturellement à celle que j’ai engrangée. Le roman a été canardé, mais les articles parus, plutôt comme ci comme ça. Ma pièce de théâtre n’a pas été montée, une fois de plus. Je me suis presque arrêté de fumer jusqu’à ce que je remarque que ça n’en vaut pas la peine, car l’année prochaine – peut-être tout de même – il y aura la guerre mondiale et toute mesure de précaution, tout sacrifice aurait alors été vain. Ma constitution physique ne s’est pas particulièrement modifiée ; chaque matin je constate que je vis. Et cela me réjouit – encore. Sur la mort je n’ai rien pu apporter de nouveau comme expérience. Seulement qu’elle existe : d’année en année j’en suis de plus en plus persuadé. Pour ce qui est de l’amour j’ai appris qu’il me proposait une nouvelle nuance, quelque chose que je ne connaissais pas jusqu’à présent, qui est plus intéressant que l’aventure, plus excitant que l’enlèvement du sérail. Et ce quelque chose c’est la tendresse. Très intéressant. Je ne veux plus offrir un amour à soixante dix degrés et pas non plus en recevoir de tel, je me contente de la tendresse.
L’année dernière j’ai lu un livre sur les profondeurs marines et j’ai appris du nouveau sur le monde. J’ai lu aussi quelques douzaines de romans, ils ne m’ont rien dit de nouveau. Dans l’exercice de son métier l’homme se blase. Ne voit souvent plus que des phrases et des attributs en lieu de sentiments et de vérités. On devrait apprendre le bégaiement. Souvent le bégaiement vaut plus que le flot naturel du discours. Un écrivain qui ne peut plus mettre sur papier que des belles phrases est quelque part immoral.
Les dames portaient de hauts chapeaux. En Espagne grondait la guerre civile. Un de mes amis, dont il n’existait qu’un exemplaire au monde, est mort. Je n’ai pas fait fortune l’année dernière, et pas de dettes non plus. J’ai juste gagné un peu moins que ce dont j’aurais eu besoin pour donner à ma vie un peu de couleur et d’amabilité.
Elle n’a rien eu d’historique, cette année, plutôt bourgeoise, sans joie ni tragédie particulière. J’en prends congé sans émotion intérieure et j’ai l’impression que je pleurerai encore sur elle.

Extrait de "Janvier" dans "Les quatre saisons"
d'après la traduction en allemand de Ernö Zeltner (Die vier Jahreszeiten, Piper Verlag, 02/2009)


Vraisemblablement écrit en 1937 (le livre a été publié en 1938).