vendredi 28 septembre 2012

Un petit garçon à la chasse aux papillons

J’ai rapporté au petit garçon[1] un filet à papillon et maintenant sous le soleil de juin il court joyeux dans les allées du jardin : il attrape des papillons, puis il rend ces fugaces petits oiseaux d’été virevoltant à la liberté. Le jardin rayonne d’une lumière chaude, brillante et l’enfant, les papillons, le filet à papillons rose flottant entre les fleurs, les plants de tomates vertes et les fleurs jaunes des citrouilles, tout cela forme une unité profonde, jeu et éclairs de lumière, réalité et abondance. Parfois je lève les yeux du livre – je lis Le malaise dans la civilisation de Freud – et observe l’enfant qui joue avec le filet à papillons. Il a quatre ans, il est retors, têtu, paysan et protestant ; il sait déjà des tas de choses sur les animaux, les fruits de la terre, le jardin, sur les singularités des choses terrestres. Mais tous les jours il pleure Jászberény : là-bas il y avait tout, des chevaux, des chiens, des poules, des canetons, des russes et même des juifs. Tous mes efforts sont vains, je ne peux pas concurrencer un si riche trésor de souvenirs.

Extraits du journal de l'année 1945 d'après la traduction allemande de Clemens Prinz
(Sándor Márai, Unzeitgemäße Gedanken, Tagebücher 2, 1945 / Piper Verlag, 2009)

[1] Petit garçon : János, que sa femme et lui ont recueilli quelques semaines auparavant et qu’ils adopteront quelques mois plus tard
 

lundi 24 septembre 2012

A propos de « La fortune littéraire de Sándor Márai » (András Kányádi et alii) aux Editions des Syrtes

Il faut d’abord s’habituer au vocabulaire spécifique de la critique littéraire quand, comme moi, on est profane en la matière. Mais assez rapidement on comprend (peut-être sans en saisir toutes les nuances ou connotations) des concepts comme réception (formes et environnement de l’accueil d’un ouvrage ou d’une œuvre dans un contexte donné d’époque et de lieu), de canon (liste plus ou moins hiérarchisée des ouvrages considérés comme références) ou d’intertextualité (liens d’un texte avec d’autres).
Ceci étant posé, cet ouvrage est passionnant à de nombreux titres pour qui considère Sándor Márai comme l’un des très grands écrivains du siècle dernier ou qui, plus généralement, s’intéresse à la littérature hongroise.

Précédé d’une introduction d’András Kányádi qui présente les thèmes généraux de l’ouvrage le livre divisé en trois parties explore successivement l’accueil des œuvres de Sándor Márai dans diverses sphères linguistiques européennes et les problèmes de traduction et d’interprétation de certaines œuvres, puis dans un renversement de perspective, la perception que Sándor Márai a eu des différents pays dans lesquels ses exils successifs l’ont amené à vivre, et enfin, dans la troisième partie, les rapprochements de nature typologique ou contextuels à l’intérieur du corpus de Márai ou avec d’autres œuvres littéraires. Chacune des parties est abondamment annotée et on peut trouver en annexes des repères biographiques et les bibliographies en hongrois, en allemand, en italien, en espagnol, en anglais et en français.

Pour une présentation plus détaillée, cliquer ci-dessous "plus d'infos"

mardi 18 septembre 2012

Sensorium

L’art n’est pas représentation, mais rayonnement. Mais ce rayonnement ne peuvent le percevoir et l’accueillir que ceux qui portent en eux ce sensorium secret, plus sensible qu’une plaque photographique ou qu’une membrane, qui reçoit et transmet l’art à l’âme du spectateur, de l’auditeur, du lecteur. De tels hommes sont rares ; presqu’aussi rares que les artistes et les écrivains. Les autres ne font qu’écrire et lire, peindre ou faire de la critique d’art. Cela n’a rien à voir avec l’art, avec le rayonnement.

La grande masse des hommes n’est même pas aussi réceptive à l’art que l’animal. « Regarde, on dirait … » disent-ils. Ou bien : « Ça lui est arrivé. » Ou encore : « Il décrit ça comme si ça s’était passé pour moi. »
Ferme les yeux, verse du plomb en fusion dans tes oreilles, tais-toi et travaille. N’attends rien d’eux : il leur manque le « sensorium » pour ce que tu dis ou voudrais dire.
 Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner
 

lundi 10 septembre 2012

Rappel : "La fortune littéraire de Sándor Márai" présenté demain soir


Les Mardis hongrois de Paris fêteront leur 9ème anniversaire
sous le signe de la littérature.
mardi 11 septembre 2012 à partir de 20 h
András Kányádi présentera
"La fortune littéraire de Sándor Márai"
fruit d'une collaboration interdisciplinaire dont il a dirigé les travaux.
The Studio,
41, rue du Temple 75004 Paris
Métro Châtelet-Les Halles ou Hôtel de Ville


En librairie le 13 septembre 2012, cet essai devrait être disponible lors de la soirée
 
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dimanche 9 septembre 2012

A paraitre : Les étrangers

A paraitre le 3 octobre chez Albin Michel

Les étrangers, traduit par Catherine Fay
Présentation de l'éditeur
Un jeune Hongrois de 27 ans, docteur en philosophie, dont nous ne saurons pas le nom, arrive à Paris en juin 1926 après un an d’études à Berlin. Il restera deux années en France, entre un Paris où ses points d’attache se résument à quelques cafés, cabarets et hôtels, et une Bretagne idyllique où l’entraîne une femme rencontrée à Montparnasse. Etranger à ce pays qui le fascine et le maltraite, étranger aux autres, étranger à lui-même, ce jeune homme sur le fil du rasoir cherche à conforter sa condition d’Européen et à appréhender qui il est, ce qu’il aime ou rejette. Il évolue parmi d’autres étrangers – un Albanais, un sculpteur hongrois, un Russe, une Danoise qui écrit des livres pour enfants – qui tous survivent comme lui tant bien que mal, dans le Paris de la fin des années folles, décrit de façon expressionniste, avec une grande force d’évocation. Au terme de son séjour, notre héros aura expérimenté l’étrangeté des rapports humains, et aussi les effets d’une xénophobie qu’il ne soupçonnait pas.
 
"Les Étrangers" (Idegen emberek), publié en 1931, appartient, comme "Libération", à la veine des romans de Márai d’inspiration directement autobiographique*.

* Contrairement à ce qu'indique l'éditeur, je ne crois pas qu'on puisse considérer "Libération" comme d'inspiration directement autobiographique. Même si Márai préfigure un des thèmes de "Libération" dans son journal (voir dans ce blog le message du 1er mars), réfugié à une trentaine de km il n'a pas lui-même directement vécu le siège de Budapest. Il aurait été plus juste de citer "Les révoltés" ou même "Un chien de caractère" et surtout "Confessions d'un Bourgeois".

samedi 8 septembre 2012

Fuite

Je n’ai pas de visa pour un autre pays et pas d’argent non plus ; la bourgeoisie, la classe à laquelle j’appartiens, perd sa clôture ; elle ne peut plus ni conserver ni défendre celui qui l’incarne : le bourgeois. Où devrais-je fuir ?
Dans mon travail je cherche refuge, où pourrais-je ailleurs que dans ce bannissement muet, dans l’exterritorialité du papier blanc. Je m’enfuis dans mon occupation qui est à la fois forme de vie et sens des réalités, justice et doute, distance et style. C’est mon autre pays ; un pays dur, où vivre n’est pas un bonheur, pas un paradis. Et pourtant c’est un pays, un chez-soi, triste et authentique, pour moi le seul chez-soi dans ce monde.
 Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner
 
Quelques années après ce texte, SándorMàrai choisira l'exil et s'installera définitivement dans ce "chez-soi" de la littérature et de sa langue.