lundi 29 octobre 2012

Au minimum

Je ne savais pas que cette cathédrale, cette splendeur de ma ville natale, cette perfection construite avec le soin et le sens artistique de siècles, était si grandiose. Avec un ravissement ému je contemplai chacune de ses pierres. Il y a peu de choses comparables en Europe, peut-être vingt ou vingt-cinq. Ces quelques tours de cathédrales, de Chartres, de Reims, de Cologne, de Kassa* signifient l’éternelle Europe dans l’écoulement du temps.
Mais la cathédrale attire aussi l’attention sur autre chose. Dressant  sa tour tronquée
, comme l’index mutilé d’une main, elle dit : « Dans cette ville a été construite une œuvre admirable, un évènement mondial. Lève ton regard, attentif, puis incline la tête, plein d’humilité. L’homme ne compte qu’autant qu’il saisit les grands symboles. L’homme ne vit que s’il construit quelque chose. Au minimum une cathédrale, pour des siècles. Comprends-tu ? »

Je comprends et m’en vais attristé.

 
* Aujourd'hui Košice en Slovaquie, ville natale de Sándor Márai

Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

jeudi 25 octobre 2012

Les Etrangers - ma critique

Je ne reprendrai pas ici la présentation générale de ce roman, que mes lecteurs peuvent facilement trouver sur le site d’Albin Michel (http://www.albin-michel.fr/Les-Etrangers-EAN=9782226244291).

Comme ce blog le prouve, je fais partie de ceux que le critique de « La Libre Belgique » qualifie de « monomaniaques de bon goût » de l’auteur hongrois (merci, Eric de Bellefroid). Et pourtant, pour la première fois je me suis un peu ennuyé à la lecture d’un de ses romans, essentiellement dans sa première partie. Peut-être avais-je eu le tort de relire juste avant « Les Confessions d’un Bourgeois » (parues quelques années après « Les étrangers »), où l’épisode parisien des tribulations de Sándor Márai est passionnant. Il me semble que la transformation de ce moment de sa vie en chapitres d’un roman ait moins réussi à Márai. Attendant « qu’il se passe quelque chose », je ne me suis pas vraiment intéressé aux errances parisiennes du jeune docteur en philosophie hongrois, ni à la galerie de personnages secondaires, à leurs stations prolongées au « Dôme », à leurs conversations sur l’art ou sur les citoyens du monde.
Ceci dit, il reste des formulations savoureuses dont Sándor Márai a le secret et si bien rendues par la traductrice, Catherine Fray.

Sur le charme de Paris par exemple : 
« Il errait, flânait et observait, il commençait à deviner quelque chose – que le terme charme de Paris, que les agents littéraires et artistiques avaient mis en circulation comme une sorte d'attraction pour les étrangers, n'était ni Mistinguett, ni les parfums et les res­taurants, ni les mirages de la nuit mais quelque chose d'entiè­rement différent, très difficile à définir et encore plus difficile à trouver, qui n'est rien d'autre que l'évidence avec laquelle tout est à sa place, que tout est bien tel qu'il est et que tout le monde fait ce qu'il veut, avec l'intention de n'être à la charge de personne. Le charme de Paris, c'était l'atmosphère. On vivait plus près de soi et de la vie. Tout était plus proche, la tristesse, la joie et l'ennui, plus sincère et plus naturel. »


dimanche 7 octobre 2012

Maturation

Je suis dans les dernières lignes du livre qui huit mois durant a rempli ma vie[1], jour et nuit. Arrivé à un moment où on en a assez du travail, il ennuie et finit par écœurer.
 
Et cette nuit je trouve dans un tiroir les premières esquisses de ce travail : une pièce en un acte[2] il y a dix-neuf ans – écrite à Berlin, à l’époque je ne parlais bien ni hongrois, ni allemand – et quelques feuillets arrachés à un bloc-notes il y a huit ans, datées de Londres. Les deux fragments tournent autour du même thème : la matière de mon livre, matière que je couche maintenant enfin sur le papier après dix-neuf ans dans un cas et huit dans l’autre de préparation et de temporisation. Ces notes et essais étaient complètement oubliés pendant le travail ; au moment de l’exécution le thème me semblait tout neuf, il m’a emballé, fasciné ; maintenant je vois que je m'étais déjà mis minutieusement à cette matière il y a dix-neuf ans et que je m’étais fait des notes là-dessus il y a huit ans, pourtant je reculais alors sans cesse devant parce que je n’étais pas sûr de mon affaire. Jusqu’à ce que, après vingt ans de délai de démarrage, un jour, quand l’incubation a été terminée, j’ai commencé à écrire dans une sorte d’acte forcé. L’incubation, le temps de maturation ne se laisse pas raccourcir. L’écrivain ne pouvait pas écrire son œuvre un seul jour avant que le thème soit complètement arrivé à maturité. Un être humain nécessite neuf mois, un éléphant un an et demi, un livre demande parfois vingt ou quarante ans. Il ne faut pas, on ne peut d’ailleurs pas se hâter, il faut attendre, être à l’affut. Le livre se développe en nous.

1. Vraisemblablement "La conversation de Bolzano"
2.  Peut-être "Männer", pièce écrite en allemand

Extrait de "Ars Poetica", deuxième partie de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner